Comprendre le blues de la rentrée
Votre réveil sonne. Le café fume, la boîte mail s’ouvre, la barre de chargement grimpe. Devant vous : une to-do list qui ressemble à une autoroute aux heures de pointe. Votre corps est là, mais votre esprit est déjà projeté à 11 h, en réunion, puis à 16 h, devant un dossier à rendre.
Cette sensation d’être “happé” avant même d’avoir commencé porte un nom familier : le blues de la rentrée.
Ce n’est ni de la faiblesse, ni “juste un coup de mou”. C’est une transition psychologique et biologique qui remet en jeu vos besoins fondamentaux au travail.
Découvrons ce qu’il en est, et comment en faire un levier d’ajustement plutôt qu’une fatalité.
Pourquoi la reprise est-elle si compliquée ?
Le contraste repos/contraintes
En vacances, vous choisissez vos activités, vous dormez davantage, vous vous exposez plus à la lumière naturelle, vous bougez et socialisez. La reprise réactive d’un coup des contraintes (horaires, objectifs, notifications, réunions), ce qui augmente la charge mentale.
Des méta-analyses récentes montrent que les vacances améliorent nettement le bien-être, mais qu’une partie des bénéfices s’amenuise à la reprise si l’environnement de travail reste très exigeant.
La clé ? Une vraie déconnexion psychologique et des activités « restauratrices » pendant les congés.
Le choc du temps : du kairos au chronos
Les vacances relèvent du kairos : un temps qualitatif, élastique, rythmé par vos besoins corporels et relationnels. Le retour au travail, lui, réactive le chronos : un temps mesuré, découpé, rempli d’obligations et de délais.
Ce passage change l’état cérébral dominant : du mode exploration/plaisir au mode surveillance/performance (Rosa, 2010). Il explique cette impression de “froid” émotionnel : on passe d’une musique en nuances à un métronome.
L’adaptation hédonique : pourquoi l’effet vacances “s’évapore”
Notre bien-être tend à revenir à une ligne de base après les pics positifs. C’est l’adaptation hédonique (Brickman & Campbell, 1971). Vous avez réellement gagné en bien-être pendant les congés, mais le système revient vite au niveau d’avant — sauf si vous maintenez des conditions de récupération au quotidien.
Des méta-analyses récentes confirment que les vacances améliorent nettement le bien-être, et que l’effet dure davantage lorsqu’il y a détachement psychologique et activités restauratrices (de Bloom et al., 2023 ; Kühnel et al., 2017).
L’anticipation anxieuse : quand l’esprit vit la reprise avant vous
La veille (parfois dès le samedi), la tête déroule le film : mails, réunions, arbitrages. C’est la rumination prospective (Ehring & Watkins, 2008) : un mode de pensée répétitif et orienté vers le futur, qui amplifie les réactions de stress.
Sur le plan biologique, on observe souvent un cortisol au réveil plus élevé les jours travaillés que le week-end (Kunz-Ebrecht, Kirschbaum, & Steptoe, 2004).
Le retour au travail peut rappeler un déséquilibre
Le blues n’est pas qu’un “après-vacances” : c’est souvent un révélateur d’un déséquilibre structurel. Le modèle Job Demands–Resources (JD-R) explique qu’un travail devient délétère lorsque les exigences (charge, délais, interruptions) dépassent les ressources (autonomie, soutien, sens) (Bakker & Demerouti, 2017 ; Bakker & Demerouti, 2023).
La rentrée concentre un pic d’exigences alors que vos ressources ne sont pas encore reconstituées — d’où fatigue et irritabilité.
Les environnements numériques comme amplificateurs
Un volume élevé d’e-mails et des notifications constantes augmentent la tension et la dispersion. À l’inverse, réduire la fréquence de consultation diminue le stress (Kushlev & Dunn, 2015). C’est moins un problème de “volonté” qu’un design attentionnel à repenser.
Les besoins psychologiques fondamentaux
Les congés nourrissent l’autonomie, la compétence et la relation — les trois besoins universels décrits par la théorie de l’autodétermination (Deci & Ryan, 2000). Si la reprise frustre ces besoins (contrôle serré, objectifs flous, isolement), la motivation chute et les affects négatifs montent.
Des revues récentes confirment l’impact de ces besoins sur l’engagement et le bien-être (Howard, Slemp, & Wang, 2024).
Comment reprendre en pleine forme ?
Mettre en place un rituel de transition
Un geste symbolique soutient le passage (Schlossberg, 1981). Écrivez trois éléments des congés que vous voulez conserver et planifiez-les dans la semaine.
Si vos vacances incluaient chaque matin un café tranquille en terrasse, réservez-vous 10 minutes chaque jour pour le reproduire, même chez vous ou au bureau, sans écran.
Si vous aviez pris l’habitude de marcher après dîner au bord de la mer ou à la campagne, transformez-la en balade quotidienne de 15 minutes dans votre quartier ou dans un parc.
Si vos congés vous ont permis de renouer avec la lecture, bloquez un créneau de 20 minutes deux soirs par semaine pour retrouver ce plaisir, même en plein agenda chargé.
Ce pont nourrit autonomie et lien, atténuant l’adaptation hédonique.
Redonner de l’épaisseur au temps
Insérez des bulles qualitatives (kairos) dans le chronos : déjeuner sans écran, respiration consciente, échange gratuit avec un collègue.
Ces micro-parenthèses réduisent la rumination (Sonnentag et al., 2017).
Fenêtrer l’attention
Fixez deux à trois plages de mails, coupez les notifications, triez par priorité. Les essais montrent qu’espacer la consultation diminue le stress (Kushlev & Dunn, 2015).
Fenêtres fixes : 2 à 3 moments par jour (par ex. 11h et 16h). Moins de bascules = moins de stress.
Tri rapide : à traiter (≤15 min), à planifier (>15 min), à archiver ou déléguer.
Clarifier les attentes : annoncez un délai de réponse type (dans la signature ou après un retour de vacances).
Construire un sas physiologique
La régularité du sommeil est déterminante pour l’humeur et la santé (Sletten et al., 2023 ; Windred et al., 2024).
Il est donc essentiel de fixer des heures de lever et de coucher stable, en favorisant les bonnes pratiques: pas d’écran avant 1-2h avant l’endormissement, pas de boissons excitantes après 14-15h00, etc.
Des plans “si–alors”
Les implementation intentions (Gollwitzer, 1999 ; Kamphorst, Borsboom, & Smeets, 2021) consistent à transformer une intention vague en scénario concret et automatique.
Le cerveau réagit mieux à une consigne conditionnelle (si X alors Y) qu’à une résolution abstraite (« je vais être plus organisé »). Cela contourne la procrastination et réduit le coût cognitif du choix.
Identifiez un comportement problématique à la reprise (ex. : je consulte mes mails compulsivement).
Définissez un déclencheur précis (si j’ouvre mon ordinateur le matin).
Associez-le à une réponse alternative concrète (alors je lance un minuteur de 25 minutes sur ma tâche prioritaire).
Écrivez-le et relisez-le 2–3 fois.
En clinique, ces micro-engagements servent aussi à exposer progressivement aux situations anxiogènes sans se laisser déborder.
Travailler vos besoins
La motivation durable dépend de la satisfaction de trois besoins fondamentaux : autonomie, compétence, relation (Deci & Ryan, 2000 ; Howard, Slemp, & Wang, 2024).
Quand un de ces besoins est frustré, l’organisme réagit par de la démotivation, du stress ou une fatigue morale. La rentrée peut accentuer ce déséquilibre (retour du contrôle, impression d’inefficacité, isolement social).
Chaque lundi matin, prenez 10 minutes et notez :
Autonomie : où puis-je exercer un choix cette semaine ? (ex. : l’ordre des tâches, un créneau sans réunion, l’organisation d’une pause).
Compétence : quel objectif réaliste peut me donner un sentiment d’efficacité ? (ex. : finaliser un dossier précis, apprendre une fonctionnalité utile).
Relation : quel lien puis-je activer ou nourrir ? (ex. : proposer un café à un collègue, appeler un collaborateur plutôt qu’envoyer un mail).
Agir sur le déséquilibre entre demandes et ressources
Le modèle Job Demands–Resources (Bakker & Demerouti, 2023) explique que le stress chronique survient quand les demandes excèdent les ressources disponibles. Identifier et ajuster ces deux pôles aide à réduire l’épuisement et à renforcer l’engagement.
Lister vos demandes : mails en attente, réunions, deadlines, interruptions.
Lister vos ressources : autonomie, soutien, reconnaissance, marges de manœuvre.
Agir sur un des leviers :
réduire une demande (reporter, clarifier, dire non),
ou augmenter une ressource (demander du feedback, créer un temps de concentration, retrouver le sens d’une tâche).
Désamorcer la rumination prospective
Ruminer renforce l’anxiété et entretient la fatigue mentale. Les approches TCC visent à casser ce cycle par la structuration des pensées et l’action graduée. Le recours à un journal de transition peut s’avérer très utile pour dompter la rumination.
Chaque soir, notez trois lignes : ce qui a pesé / ce qui a aidé / ce que j’ajuste demain. Cela favorise un apprentissage adaptatif.
Recadrage en colonnes : dans la 1ʳᵉ, écrivez vos pensées anticipées (« je vais être submergé »). Dans la 2ᵉ, notez une réponse réaliste (« demain, je traite 20 mails prioritaires, pas 200 »).
Exposition graduée : affrontez la tâche évitée par petites doses minutées (ex. : 5 min de lecture de mails chronométrées). Cela apprend au cerveau que la situation est tolérable.
Le droit à la déconnexion
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Depuis février 2022, les employeurs de plus de 20 salariés doivent instaurer des mesures garantissant la déconnexion en dehors des heures normales (Loi du 3 octobre 2022).
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Depuis 2017, les entreprises doivent négocier les modalités du droit à la déconnexion (Code du travail, art. L2242-17).
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Depuis juin 2022, le Code du travail prévoit explicitement le droit de ne pas être joignable en dehors du temps de travail, avec obligation d’accords collectifs pour l’encadrer.
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Pas de loi spécifique, mais le droit au repos et à la protection de la santé est garanti par la Loi sur le travail (LTr). Certaines entreprises adoptent des chartes internes.
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En 2021, le gouvernement a annoncé vouloir légiférer sur le droit à la déconnexion, à l’image de la France. En pratique, il n’existe pas encore de loi spécifique, mais le sujet est débattu dans les négociations collectives et certaines organisations ont déjà adopté des politiques internes pour limiter l’hyperconnexion.
Quand consulter ?
Si après 2–3 semaines, vous ressentez encore de la fatigue persistante, des troubles du sommeil, de l’irritabilité, une anxiété marquée, une perte d’intérêt alors la rentrée joue le rôle de révélateur.
Un accompagnement psychologique aide à clarifier demandes/ressources, travailler la rumination, ajuster l’hygiène de sommeil et réancrer le sens.
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Bakker, A. B., & Demerouti, E. (2017). Job demands–resources theory: Taking stock and looking forward. Journal of Occupational Health Psychology, 22(3), 273–285. https://doi.org/10.1037/ocp0000056
Bakker, A. B., & Demerouti, E. (2023). Job Demands–Resources Theory: Ten years later. Annual Review of Organizational Psychology and Organizational Behavior, 10, 25–53. https://doi.org/10.1146/annurev-orgpsych-120920-053933
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Deci, E. L., & Ryan, R. M. (2000). The “what” and “why” of goal pursuits: Human needs and the self-determination of behavior. Psychological Inquiry, 11(4), 227–268. https://doi.org/10.1207/S15327965PLI1104_01
de Bloom, J., Geurts, S. A. E., & Kompier, M. A. J. (2023). Vacation (after-) effects on employee health and well-being, and the role of vacation activities: A meta-analysis. Applied Psychology: Health and Well-Being, 15(2), 299–323. https://doi.org/10.1111/aphw.12385
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Frankl, V. E. (1959). Man’s search for meaning. Beacon Press.
Gollwitzer, P. M. (1999). Implementation intentions: Strong effects of simple plans. American Psychologist, 54(7), 493–503. https://doi.org/10.1037/0003-066X.54.7.493
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Kühnel, J., Zacher, H., de Bloom, J., & Bledow, R. (2017). Take a break! Benefits of sleep and short breaks for daily work engagement. European Journal of Work and Organizational Psychology, 26(4), 481–491. https://doi.org/10.1080/1359432X.2016.1269750
Kunz-Ebrecht, S. R., Kirschbaum, C., & Steptoe, A. (2004). Work stress, socioeconomic status and neuroendocrine activation over the working day. Social Science & Medicine, 58(8), 1523–1530. https://doi.org/10.1016/S0277-9536(03)00347-2
Kushlev, K., & Dunn, E. W. (2015). Checking email less frequently reduces stress. Computers in Human Behavior, 43, 220–228. https://doi.org/10.1016/j.chb.2014.11.005
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Sonnentag, S., Venz, L., & Casper, A. (2017). Advances in recovery research: What have we learned? What should be done next? Journal of Occupational Health Psychology, 22(3), 365–380. https://doi.org/10.1037/ocp0000079
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