Tu ouvres Instagram… juste 5 minutes
Tu viens de t’allonger. Tu ouvres ton téléphone pour répondre à un message. Et comme souvent, ton doigt glisse presque automatiquement vers cette icône familière : Instagram, TikTok, YouTube.
“Juste 5 minutes”
45 minutes plus tard, tu te retrouves à regarder une vidéo d’un inconnu qui cuisine des pâtes à la truffe dans un van au Canada. Tu ris un peu, tu likes, tu swipes. Puis tu éteins l’écran. Et là, un léger vide. Un sentiment de perte de temps. Une fatigue mentale étrange. Tu ne te sens pas reposé, juste… engourdi. Si tu t’es reconnu·e, tu n’es pas seul·e.
En moyenne, les utilisateurs de TikTok passent 95 minutes par jour sur l’application (source : Statista, 2024). Instagram, c’est autour de 30 minutes.
Mais le vrai sujet n’est pas le temps passé, c’est ce qu’il produit dans notre esprit, nos émotions, notre comportement.
En tant que psychologue, je vois de plus en plus de personnes évoquer un sentiment de dépendance, de perte de contrôle, ou de mal-être diffus lié aux réseaux sociaux.
Dans cet article, je vais t’expliquer pourquoi les réseaux captent ton cerveau, comment ils utilisent des mécanismes psychologiques puissants, et surtout : comment reprendre la main, sans forcément tout supprimer.
Ce que les réseaux sociaux font à notre cerveau
La boucle de récompense dopaminergique
Chaque fois que tu reçois une notification, un like ou que tu tombes sur une vidéo qui te plaît, ton cerveau libère une petite dose de dopamine – le neurotransmetteur associé au plaisir, à l’anticipation de récompense et à la motivation.
Ce mécanisme, que le psychologue B.F. Skinner a étudié avec ses expériences de conditionnement opérant, a montré que les renforcements aléatoires (par exemple : recevoir un like ou tomber sur un contenu intéressant de façon imprévisible) étaient particulièrement puissants pour créer une forme de dépendance comportementale (Skinner, 1953).
C’est ce qu’on appelle un renforcement intermittent, une stratégie utilisée aussi dans les jeux d’argent et... les feeds des réseaux sociaux.
La captation de l’attention par surcharge cognitive
Les réseaux exploitent aussi la charge cognitive limitée de notre cerveau. L’infobésité (trop d’informations, trop vite) court-circuite les systèmes de pensée lente et rationnelle décrits par Daniel Kahneman (2011). On reste dans un mode de traitement automatique, passif, où notre pensée critique est moins mobilisée.
Plus l’attention est fragmentée, plus il est difficile de revenir à des tâches longues ou profondes. Le “scrolling infini” est donc conçu pour maintenir notre cerveau en mode 1 (rapide, intuitif), au détriment du mode 2 (réflexif, lent).
Le circuit de l’habitude : automatisation de l’usage
Avec la répétition quotidienne, l’acte d’ouvrir Instagram ou TikTok devient un comportement conditionné. On parle ici du “cue-routine-reward loop”, décrit par Charles Duhigg dans The Power of Habit (2012), mais aussi par Nir Eyal dans Hooked (2014). Chaque fois que tu t’ennuies ou que tu ressens un inconfort (ennui, solitude, stress), ton cerveau te pousse à cette micro-action apaisante : ouvrir ton app préférée.
Ce que disent les neurosciences sociales : besoin de validation sociale
Selon Matthew Lieberman, chercheur en neurosciences sociales, notre cerveau est câblé pour la connexion sociale (Lieberman, 2013). Les likes, les partages, les commentaires activent les mêmes zones du cerveau que les récompenses physiques. Cela crée un conditionnement positif autour de l’idée d’être vu·e, reconnu·e, validé·e.
Le risque : désensibilisation et perte de contrôle
À force d’exposition à ces stimuli rapides et gratifiants, notre cerveau peut devenir moins sensible aux sources de plaisir plus lentes (lecture, discussion, silence, concentration). Ce mécanisme est souvent discuté dans les études sur la tolérance à la dopamine et les addictions comportementales.
Le neuroscientifique Robert Sapolsky (2004) met en garde dans ses travaux sur le stress chronique : l’anticipation d’une récompense qui n’arrive pas immédiatement peut provoquer du stress plutôt que du plaisir, surtout si la dépendance s’installe.
Des besoins psychologiques exploités
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Selon la théorie de l’autodétermination développée par Deci et Ryan (2000), le besoin d’appartenance est l’un des trois besoins psychologiques fondamentaux (avec l’autonomie et la compétence). Les réseaux sociaux promettent une forme de lien, de validation et de visibilité.
Mais ce lien est souvent asymétrique et artificiel, ce qui crée un paradoxe : plus on cherche à se connecter, plus on peut se sentir isolé·e.
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Les "likes", les partages, les commentaires et le nombre de vues jouent sur notre besoin de reconnaissance externe.
Cette dynamique a été largement explorée dans les travaux de Carl Rogers (1959) sur le développement du soi : lorsque l’estime de soi repose trop sur l’évaluation externe, l’individu devient vulnérable à la désapprobation ou à l’absence de feedback.Des recherches en psychologie sociale montrent également que le besoin d’inclusion sociale est profondément lié à l’estime de soi (Leary & Baumeister, 2000): être vu, reconnu, approuvé nous rassure sur notre place dans le monde.
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Les feeds infinis exploitent notre tendance à éviter l’ennui et à chercher des micro-stimulations constantes.
Selon la théorie de l’évitement expérientiel (Hayes et al., 1996), l'humain tend à fuir les expériences internes désagréables (vide, anxiété, doute) par des comportements d’évitement.Ouvrir TikTok devient alors une stratégie rapide (et automatique) pour éviter de se retrouver face à soi-même.
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Les stories, les selfies, les vidéos “day in my life” permettent de fabriquer une version de soi montrable. Ceci correspond à une forme de mise en récit de l’identité, analysée par Dan McAdams (2001) dans ses travaux sur la psychologie narrative.
Mais cette narration est souvent biaisée, optimisée, filtrée et peut engendrer une dissonance entre le soi réel et le soi public, source de mal-être.
Les conséquences cliniques d’un usage excessif des réseaux sociaux
Fatigue mentale et surcharge émotionnelle
Le cerveau humain n’est pas conçu pour absorber des centaines de contenus fragmentés en quelques minutes. Cela entraîne une fatigue cognitive progressive, qui peut se manifester par une difficulté à se concentrer, une irritabilité, ou un besoin permanent de stimulation.
Selon Gloria Mark (2023), spécialiste de l’attention, notre capacité à rester concentrés sur une tâche est passée en moyenne de 2 minutes 30 à 47 secondes en deux décennies, en partie à cause des sollicitations numériques.
Troubles du sommeil
L’exposition prolongée aux écrans (notamment le soir) perturbe la production de mélatonine, mais au-delà de l'effet biologique, ce sont les ruminations mentales induites par le contenu émotionnel (vidéos, messages, comparaisons) qui retardent l’endormissement.
Des études cliniques, comme celle de Lemola et ses collègues (2015), montrent que l’usage des réseaux sociaux le soir est associé à un sommeil de moindre qualité, à plus d’anxiété, et à une humeur plus négative au réveil.
Anxiété et sentiment de dévalorisation
Sur les réseaux, chacun·e expose la version la plus avantageuse de sa vie. Même en en ayant conscience, on se surprend à comparer son quotidien à une vitrine idéale.
Le phénomène de comparaison sociale ascendante a été bien documenté par Festinger (1954) : plus l’écart entre soi et les autres perçus est grand, plus le sentiment de dévalorisation augmente.
Chez les personnes vulnérables, cela peut nourrir une spirale d’insatisfaction chronique, une faible estime de soi, voire des symptômes dépressifs légers à modérés.
Isolement paradoxal
Plus connecté·e que jamais… mais plus seul·e que jamais ? C’est un paradoxe fréquent. Les réseaux donnent l’illusion d’être en lien, mais il s’agit souvent de liens faibles, sans véritable profondeur ni engagement émotionnel.
Une méta-analyse récente (Huang, 2017) montre que plus le temps passé sur les réseaux augmente, plus le sentiment de solitude perçue tend à croître, surtout chez les jeunes adultes.
Perte de contrôle et impulsivité
Certains utilisateurs décrivent une perte de liberté dans leur usage : "je sais que ça me fait du mal, mais je continue". On entre ici dans le champ des comportements addictifs. Bien que la dépendance aux réseaux sociaux ne soit pas encore officiellement reconnue dans le DSM-5, elle partage plusieurs critères avec les addictions comportementales : usage excessif, perte de contrôle, impacts négatifs sur la vie quotidienne.
Andreassen et al. (2012) ont développé la Bergen Social Media Addiction Scale (BSMAS), un outil qui montre à quel point les mécanismes psychologiques impliqués dans l’usage excessif ressemblent à ceux observés dans d’autres addictions sans substance.
Mais alors pourquoi on y retourne encore ?
Le renforcement intermittent: un jackpot cognitif
Les plateformes comme Instagram, TikTok ou X (ex-Twitter) utilisent ce que Skinner appelait déjà dans les années 1950 un “renforcement à ratio variable” : tu ne sais jamais quand tu vas tomber sur quelque chose de plaisant… mais tu sais que ça finira par arriver.
C’est exactement le principe des machines à sous : la récompense est incertaine, donc ton cerveau reste actif, alerte, motivé.
Chaque “scroll” devient une micro-loterie attentionnelle. Et la dopamine est plus fortement libérée dans l’attente de la récompense que dans sa réception effective (Schultz, 1997).
L’évitement émotionnel, ou fuire l’instant présent
Steven Hayes et les travaux sur l’évitement expérientiel montrent que face à une émotion inconfortable (vide, ennui, solitude, anxiété…), notre cerveau cherche immédiatement une distraction.
Ouvrir TikTok ou Instagram devient une forme d’anesthésie émotionnelle rapide. Le problème, c’est qu’en luttant contre ce qu’on ressent, on renforce la boucle d’évitement sans jamais traiter la cause réelle.
L’automatisation comportementale: l’habitude plus forte que l’intention
D’après la psychologie comportementale, 40 à 50 % de nos actions quotidiennes sont automatiques (Wood & Neal, 2007).
Si tu as l’habitude d’ouvrir Instagram en te réveillant ou en attendant un bus, ton cerveau a enregistré ce “chemin neuronal” :
Stimulus → Réponse → Récompense
Même sans envie particulière, le geste revient tout seul. La théorie des habitudes (Duhigg, 2012; Gardner, 2015) insiste sur le fait qu’un comportement peut persister même en l'absence de plaisir, du moment qu’il est bien ancré.
L’ingénieurie de la dépendance: dark patterns et designs persuasifs
Nir Eyal (2014), dans son modèle HOOK (Trigger → Action → Reward → Investment), explique comment les applis sont conçues pour créer des habitudes.
Ajoute à cela des techniques de design persuasif :
Le scroll infini (aucune fin → aucune sortie naturelle)
Les notifications rouges (couleur de l’urgence)
Les reels qui démarrent automatiquement
La gamification (badges, scores, statistiques de vues)
Ces stratégies relèvent de ce qu’on appelle en UX design les “dark patterns” : des mécanismes pensés pour bypasser ta volonté consciente.
Source: Ancel, J. (2024). https://theaudiencers.com/fr/dopamine-modele-hook-comprendre-comment-les-jeux-captivent-les-lecteurs/
Et puis la norme sociale: “tout le monde est dessus” !
Il ne faut pas sous-estimer la pression sociale implicite. Si tous tes amis, collègues, partenaires communiquent via les réseaux, s’en extraire donne l’impression de se marginaliser.
C’est ce que les psychologues sociaux appellent la pression normative : on se conforme pour ne pas risquer l’exclusion (Asch, 1955). Même quand on sait que l’environnement est toxique, on y reste par peur de l’isolement.
Reprendre la main: que faire face à l’addiction aux réseaux sociaux ?
Nommer l’usage : “Qu’est-ce que je suis venu chercher ici ?”
Avant d’ouvrir une application, prends une seconde pour te poser cette simple question :
« Est-ce que je cherche à me divertir, à éviter quelque chose, à me sentir moins seul ? »
En thérapie d’acceptation et d’engagement (ACT), cette micro-question permet de désautomatiser un comportement et de reconnecter le choix à une valeur (Hayes, 2004). Cela crée une prise de recul cognitive, souvent suffisante pour changer la trajectoire.
Créer des “zones sans réseaux” dans la journée
Plutôt que d’imposer un sevrage total, commence par sanctuariser certains moments :
Le matin au réveil
Avant de dormir
Pendant les repas
Dans les transports
La TCC recommande ce type de stratégie dite de “stimulus control” : on modifie l’environnement pour réduire les déclencheurs automatiques (Kazdin, 2017).
Observer sans juger : exercice d’auto-monitoring
Pendant 3 jours, note dans un carnet ou une app :
Combien de fois tu ouvres l’application
Ce que tu ressens juste avant
Ce que tu ressens juste après
Le contenu qui t’a marqué
Ce simple monitoring comportemental permet souvent de prendre conscience des patterns invisibles. Une étude de Lyubomirsky (2006) montre que l’auto-observation favorise l’autorégulation sans besoin de pression extérieure.
Réhabituer son cerveau à la “lenteur”
Le cerveau s’habitue très vite aux micro-récompenses. Il faut donc le rééduquer à l’ennui, à la concentration, à la contemplation.
Lire 10 minutes sans téléphone à proximité
Regarder un film sans 2e écran
Marcher 15 minutes sans musique ni podcast
Faire une activité créative simple (dessin, jardinage, écriture)
Ce type d’activité stimule le réseau du mode par défaut du cerveau, lié à la mémoire autobiographique, à la rêverie, à la construction de sens (Raichle, 2015).
Restaurer des liens réels
Rien ne remplace le contact humain authentique.
Un appel, un café, un message vocal long et sincère font souvent plus pour ton bien-être que 20 stories vues. Dans les thérapies humanistes (Rogers, 1959), la qualité du lien est un facteur majeur de changement. Retisser des liens “à voix haute” peut réduire ce besoin de validation constante en ligne.
Parle-en
Quand l’usage devient envahissant, douloureux, compulsif, il ne s’agit plus d’un simple “manque de discipline”. Il s’agit d’un appel à comprendre ce que ton cerveau, ton cœur, ou ton histoire expriment autrement.
Un travail psychologique peut t’aider à remettre du sens, du choix et de la clarté dans ta relation aux réseaux.
Le dernier mot
Les réseaux sociaux sont brillamment conçus. Mais ton cerveau l’est aussi. Il a besoin de stimulations, oui mais aussi de calme, de relations vraies, de vide fertile.
Si tu sens que tu as perdu un peu de liberté, ce n’est pas une fatalité. Tu peux la retrouver, pas à pas, avec douceur, et sans renier tout ce que ces outils peuvent aussi offrir.
Et si tu sens que tu es en lutte constante avec ton usage, n’hésite pas à en parler.
Ce n’est pas une faiblesse, c’est un signe de lucidité.
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