Vanlife : liberté choisie ou fuite en avant ?

On la croise encore partout : dans les stories Instagram, sur YouTube, à la une des magazines de voyage et dans nos cabinets. Partir en van, longer des côtes, s’endormir face aux montagnes et se réveiller au bord d’un lac : la vanlife ou van-dwelling fascine. Ce n’est pas un phénomène entièrement nouveau, mais son intensité culturelle est actuelle.

À chaque nouvelle consultation où un·e jeune adulte me confie « j’ai besoin de partir », la même question revient : qu’est-ce qui rend cette forme d’évasion si désirable aujourd’hui, et qu’est-ce que cela dit de nous, individuellement et collectivement ?

Diligence tirée par des chevaux traversant un paysage de montagne, illustration historique du voyage et de l’évasion, évoquant la vanlife moderne et la quête de liberté


Les motivations derrières l’appel de la route

Si l’on met de côté les clichés, la vanlife touche à des besoins psychologiques robustes.

Peinture d’un paysage oriental avec une tour, des palmiers et des voyageurs accompagnés de chameaux et d’ânes, illustrant l’exotisme et la quête d’évasion, en écho à la vanlife et au voyage comme recherche d’authenticité

La théorie de l’autodétermination (Deci & Ryan, 2000 ; Ryan & Deci, 2017) éclaire bien cette attraction et postule qu’il existe 3 besoins psychologiques fondamentaux nécessaires au développement individuel. Quand ces besoins sont satisfaits, la motivation devient plus autonome et le bien-être plus durable.

  • L’autonomie: choisir son rythme, son cap, ses halte.

  • La compétence: savoir organiser, bricoler, gérer l’imprévu.

  • L’appartenance: rencontres sur la route, communauté en ligne.

Vient ensuite la question de l’alignement entre projet et valeurs. Les travaux sur les objectifs « auto-concordants » (Sheldon & Elliot, 1999) montrent que nous persévérons davantage et en retirons plus de bien-être quand nos objectifs reflètent ce qui compte vraiment pour nous, et non pas ce que l’entourage attend, pas ce que l’algorithme récompense.

L’Acceptance and Commitment Therapy ou ACT (Hayes, Strosahl & Wilson, 2012) propose, elle, de clarifier les directions de vie :

  • si « partir » est une manière incarnée de vivre ses valeurs de simplicité, d’exploration et de lien à la nature, l’expérience nourrit;

  • si « partir » sert surtout à éviter des émotions ou des situations redoutées, le bénéfice s’effrite.

C’est précisément ce que décrivent Stenseng et ses collègues (2012) avec les « deux visages de l’évasion » :

  1. l’évasion récréative, tournée vers la recharge et la croissance;

  2. l’évasion auto-suppressive, qui cherche à anesthésier des affects douloureux.

La vanlife peut être l’une ou l’autre (d’ailleurs souvent un mélange), et savoir de quel côté penche la balance est cliniquement décisif.


S’ajoute une dynamique identitaire : beaucoup partent pour réduire l’écart entre le soi actuel et le soi idéal (Higgins, 1987) et pour retisser un sens mis à mal par la routine ou la surcharge (Frankl, 1946 ; Steger et al., 2006). Dans ce cadre, la route devient un laboratoire où l’on expérimente des versions de soi, où l’on agrandit son répertoire d’actions, où l’on sent que « ça vit ».

La psychologie de l’expansion de soi (Aron & Aron, 1997) et les travaux de Kashdan sur la curiosité confirment cette intuition : explorer étire le « champ du possible », et cet étirement a des effets positifs, à condition d’être relié à une histoire de soi cohérente.


Un désir personnel nourri par la culture numérique

Personne ne part dans un vide social. Dans l’ère des plateformes, le voyage est aussi une mise en scène de soi.

Festinger (1954) rappelait que nous nous comparons en permanence; les réseaux rendent ces comparaisons omniprésentes, parfois toxiques, parfois inspirantes.

Goffman (1959) et, plus tard, Leary & Kowalski (1990) ont montré à quel point nous ajustons notre présentation de soi aux « publics » que nous imaginons.

La vanlife y gagne un statut symbolique : être libre devient un signe de réussite, presque une norme dans certains milieux.

Le FOMO ou la peur de passer à côté de quelque chose (Przybylski et al., 2013) entretient alors une forme de pression douce : si je ne pars pas, je rate quelque chose d’essentiel.

Peinture d’une femme en robe claire devant un grand miroir dans un intérieur élégant, illustrant la mise en scène de soi et la comparaison sociale, en lien avec l’analyse psychologique des réseaux sociaux et de la vanlife

Au-delà des écrans, la vanlife s’inscrit dans ce que la littérature appelle « mobilités de style de vie » (Cohen, Duncan & Thulemark, 2015) : des trajectoires où le mouvement n’est pas un simple moyen, mais une valeur identitaire.

  • Bauman (2000) parlait de « modernité liquide » pour décrire des identités plus fluides, plus réversibles ;

  • Giddens (1991) insiste sur la réflexivité contemporaine : nous devenons de plus en plus les auteurs déclarés de nos biographies. Dans ce contexte, choisir la route, c’est aussi signaler une forme d’agentivité: je m’autorise à écrire mon récit autrement.

La vanlife répond aussi au vécu d’accélération sociale (Rosa, 2013, 2019). Face à l’impression que tout s’emballe et que les injonctions s’additionnent, ralentir, se retirer, habiter des temps plus lents devient un geste de santé psychique.

Mais ce « ralentir » n’est pas un simple décor : ce qui apaise, c’est le sentiment de résonance avec le monde, retrouver le contact avec des lieux, des activités, des personnes qui « répondent ». À cet endroit, la quête d’authenticité est centrale. Wang (1999) distingue l’authenticité « objective » (ce qui serait « vrai » en soi) de l’authenticité existentielle, vécue.

Beaucoup de vanlifers ne cherchent pas « le vrai » en musée : ils cherchent un vécu qui semble juste, plus près d’eux-mêmes.


Les paradoxes de l’évasion

Toute évasion porte ses tensions. Explorons les paradoxes que peuvent présenter les concepts de l’évasion et du vanlife.

  • MacCannell (1976) avait déjà décrit la quête d’authenticité comme un moteur du tourisme moderne ; internet en a ajouté une couche performative. Plus on poste, plus l’expérience est évaluée, comparée, « like-ée » ; plus l’on risque d’éloigner l’attention de ce qui est vécu vers ce qui est montré. Wang (1999) dirait ici que l’authenticité existentielle se dilue si le regard extérieur devient l’arbitre principal.

  • Diener, Lucas & Scollon (2006) ont popularisé l’idée que nous nous habituons vite aux sources de plaisir. Le premier lever de soleil sur la falaise est bouleversant ; le dixième l’est souvent moins. Ce n’est pas un argument contre la vanlife, mais un appel à la relier à des valeurs et à des pratiques qui renouvellent l’attention (rituels, journaling, temps de silence, apprentissages concrets). Sans cela, le projet peut disparaître dans une suite d’images belles mais de plus en plus plates.

  • Sur le court terme, la route favorise des expériences de récupération puissantes — détachement psychologique, sentiment de maîtrise, liberté de décision (Sonnentag & Fritz, 2007). Sur le moyen terme, si les causes du mal-être sont structurelles (charge, injustice, manque de sens au travail), la mer et les montagnes ne les modifieront pas. Les travaux de Maslach & Leiter (2016) sur le burnout nous rappellent qu’il s’agit d’un problème individu-système. Une parenthèse réparatrice est précieuse ; une transformation des conditions est parfois indispensable. Beaucoup reviennent de plusieurs mois sur la route avec une conviction nette : ce n’est pas le voyage qui « soigne » tout, c’est ce qu’il m’aide à décider pour mon quotidien.

  • La simplicité affichée demande une organisation sophistiquée. Eau, électricité, lieux de repos, aléas mécaniques, météo, paperasse : la liberté demande de l’intendance — et cela peut générer un stress spécifique. Là encore, le ressenti dépendra de l’intention : est-ce un terrain de jeu (compétence et apprentissage) ou une échappée qui se transforme en suite d’ennuis à éviter ?


Pourquoi la nature et le mouvement nous font du bien

Si la vanlife fonctionne souvent, c’est aussi parce qu’elle exploite des mécanismes bien documentés.

La théorie de la restauration attentionnelle (Kaplan & Kaplan, 1989 ; Berman, Jonides & Kaplan, 2008) montre que les environnements naturels restaurent notre capacité de concentration. La théorie de la récupération du stress (Ulrich, 1984) renforce le tableau : l’exposition à des paysages non menaçants fait baisser rapidement l’activation physiologique.

Scène de plage avec une femme assise et un enfant jouant dans le sable, accompagnés d’un homme allongé, illustrant la connexion à la nature, la présence et les bienfaits psychologiques du temps passé dehors

À l’échelle de la population, une méta-analyse (Twohig-Bennett & Jones, 2018) associe l’accès aux espaces verts à de meilleurs indicateurs de santé.

La connexion subjective à la nature (Nisbet, Zelenski & Murphy, 2009) prédit elle-même davantage de bien-être. La route, concrètement, met le corps dehors, met les yeux au loin, donne des cycles jour-nuit plus francs ; c’est une hygiène de l’attention et du système nerveux autonome.

Pour autant, la nature n’est pas une médication. Son effet est puissant mais contextuel : si l’on reste hyperconnecté, pressé de produire du contenu, préoccupé par la prochaine destination, on importera l’« accélération » dans la forêt. L’ingrédient actif ici n’est pas seulement l’arbre ou le lac : c’est la qualité de présence, l’accordage sensoriel et relationnel que l’on s’autorise à vivre autour d’eux.


Faire de l’évasion un levier thérapeutique durable

Tout projet d’évasion peut devenir un travail thérapeutique à ciel ouvert, à condition de l’arrimer à des intentions claires et à une intégration au retour. Avant de partir, je propose souvent un temps de clarification des valeurs (ACT).

  • Qu’est-ce qui m’importe et comment ce voyage en est l’expression ?

  • Formuler 2–3 objectifs auto-concordants (Sheldon & Elliot, 1999) aide ensuite à orienter les choix concrets : moins d’errance vide, plus d’actions qui résonnent.

  • Lorsque la motivation est ambivalente (envie de découvrir, mais aussi envie de disparaître), nommer les deux versants change la posture : on n’attend plus du voyage qu’il fasse taire la tristesse ou la peur, on accepte qu’il cohabite avec elles.

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Pendant le voyage, j’encourage quelques actions pour apporter encore plus de sens.

  1. Un journal orienté sens (Steger et al., 2006): au-delà de l’itinéraire, noter ce qui a fait du bien, ce qui a nourri, ce qui a fatigué. Un rituel simple consiste à écrire chaque soir trois lignes : une rencontre, un moment d’authenticité, un ajustement pour demain.

  2. Planifier des immersions nature de qualité (pas forcément longues, mais sans multitâche) capitalise sur la restauration attentionnelle.

  3. Observer sa relation aux réseaux sociaux: publier peut être joyeux et créatif mais quand cela devient une obligation anxieuse, un jeûne numérique de quelques jours rétablit la résonance avec l’expérience vécue.



Au retour, l’enjeu est l’intégration. La psychologie narrative (McAdams, 1993) offre un cadre : transformer l’itinéraire en chapitre de l’histoire de soi. Vous pouvez vous aider en vous posant ces quelques questions.

  • Que m’a appris la route sur mes limites, mes élans, mes besoins ?

  • Qu’est-ce que je rends non négociable dans ma vie sédentaire (temps dehors, marges de décision, rythme de travail) ?

Sans cette remise en question, on tombe facilement dans l’effet yo-yo : idéaliser la route, détester la maison, repartir pour fuir la déception. L’objectif n’est pas de vivre en van ou de ne pas vivre en van ; l’objectif est de ne plus déléguer sa liberté à un format. Pour beaucoup, la vanlife sert alors de révélateur: elle montre ce qu’il faut réaménager ici et maintenant pour que la vie ressemble davantage à ce qu’on a touché là-bas.

Peinture d’une femme écrivant une lettre à une table, entourée de fleurs et de papiers, symbolisant l’écriture de soi, le journal réflexif et l’intégration de l’expérience vécue.


Conclusion

La popularité de la vanlife n’est pas un caprice d’époque : elle condense des besoins psychologiques profonds comme l’autonomie, la compétence, le lien, le sens ainsi qu’une critique du modèle d’accélération, et une aspiration à l’authenticité vécue.

Elle expose aussi nos paradoxes : vouloir ralentir tout en performant sa liberté, désirer un choc de nouveauté tout en s’y habituant très vite ou même espérer qu’ailleurs répare ce qu’ici abîme.

Plutôt que d’opposer idéalisation et cynisme, on peut en faire une voie de connaissance : si je pars, que suis-je en train d’approcher, et que suis-je en train d’éviter ? Et si, au retour, je traduisais ce que j’ai appris en une manière d’habiter mon quotidien, plus simple, plus proche, plus choisie ?

Au fond, la question n’est pas « van ou pas van », mais « quelle vie me rend plus vivant ».

Si vous considérez la vanlife, la vie en van ou le van-dwelling (peu importe le nom que vous lui donnez), n’hésitez pas à en discuter avec un psychologue afin d’en faire expérience thérapeutique encadrée et durable.

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